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Hélène C Wangmo

Les petites cuillères

Dernière mise à jour : 9 oct. 2022


Toutes les petites cuillères de l’ego tombent quand tu décides de cohabiter avec la souffrance plutôt que de passer à autre chose, de faire comme si il ne se passait rien, avec l’anorak du tout va bien puisque je vais bien. Tu mangeras ton fardeau euh ton gâteau avec les doigts toute seule, ça t’apprendra les bonnes manières.

Les mots regorgent d’ambiguïté, de double sens, de miettes cachées. Plutôt que de se bercer d’amour conditionnel, tu pourrais réaliser le mal entendu, le  mal dit, le mal écouté, le mal-être, à la porte de ton coeur. Tu pourrais entendre tambouriné le coeur des autres, des inconnus si familiers. Est-ce une histoire de coeur ou de conscience? Ou de petites cuillères qui cognent sur le verre avant l’allocution d’un patriarche? Tout le monde écoute? Sauf les enfants sous la table, évidemment. Mais que font-ils? Y a un grand qui parle – fous rires des fourmis qui passent entre les porcelaines.

Les petites cuillères donnent toujours l’impression d’un dessert à venir qu’il faudra forcément manger, même si le reste du repas sentait le roussi et l’oignon corrompu. Vous reprendrez bien encore un peu de cet étouffant cake au miel empesé de larmes euh de lames de rasoir? Faux sourires des repas aux egos pesants et jamais rassasiés. Repas des fauves, des prédateurs prédatés à leur propre jeu.

L’amour conditionnel ne veut aucun conflit, aucune fausse note, aucun pli sur la nappe immaculée, il se raconte à l’ombre des avidités cachées. L’enfant en devenir apprend à chercher dans le regard de l’autre l’estime de lui-même, plutôt que de la trouver en soi, de la prendre entre ses mains et de la contempler.

Très tôt nous apprenons l’amour conditionnel et l’interdiction de trébucher. Sois gentil(le), arrête de faire le zouave, le pitre, l’intéressant(e) et mets la table, au risque de ne plus être aimé(e), vu(e), entendu(e), reconnu(e) et tout ce que tu peux imaginer comme catastrophe existentielle. Et tu sais bien que les couverts s’inversent, combien de fois il faut te le dire!

L’amour sous conditions ne cherche pas à rejoindre l’autre, il trouve tout de suite des solutions quand frottent les épines des démons réciproques. Il arrondit les angles, il sangle et suinte la zénitude des mouches, il trouve des réponses à tout, il met la fin avant le début. L’enfant contorsionniste, sous la table, peut flairer, avec l’intuition du discernement le plus pur, que la tartine tombe toujours du mauvais côté, du côté du désamour. Je t’avais dit de faire attention, tu vois tu n’écoutes jamais! Tu es sale! Va te laver espèce de souillon! Et après ça vous irez trouver un prince charmant dont vous serez la servante, forcément!

Rejouer ce que l’on a vécu, à l’insu de sa propre sagesse pourtant présente, est assez fréquent. Vous reprendrez bien un peu de dessert? Même au courant, on se fait avoir au lavoir du linge sale des autres, d’autres familles, en sus de la sienne. Ne nous voilons pas la panière, y a plusieurs lessives à faire! Et c’est jamais complètement fini! Sauf si vous prenez votre retraite et allez mourir seul(e) sans dîner. T’es punie, bien fait, ça t’apprendra à désobéir!

Sinon à un moment ou à un autre, vous vous dédoublerez, sentant votre petit estomac qui crie famine, vous vous demanderez alors : est-ce bien ta faim ou celle d’un ou d’une autre? Oui pas assez aimé, pas assez reconnu, pas assez flatté, pas assez rencontré, pas assez repu de relations normales, comme si ça existait! Eh oui y a des taches indélébiles. Mais non je ne dis pas ça pour toi! Finis ton assiette qu’on débarrasse. Bien assez d’humiliations, de trahisons, de suspicions, de déjections, de malédictions!

Alors de sous la table je te dis ce que je me dis : Ne fais rien sous l’emprise de tes propres urgences, de tes avidités enfantines et anté-diluviennes, fais gaffe à tes manques sous la houle des hontes, écoute le trémolo de tes pleurs de je vais mourir si et avant que, serre la main à tes paniques existentielles venues te dire bonjour, elles ne font que passer, mais surtout ne fais rien d’autre. Juste cohabite avec la souffrance. Ne fais rien poussé par la fièvre du samedi soir, ne fais rien coincé dans l’isoloir du temps, oublié et le corps pétrifié, ne fais rien précipité par les trombes émotionnelles du maintenant sans jamais, des attentes assassines qui te font croire à la possibilité d’une île béatifiée, ne fais rien qui trahirait ta désertion sous prétexte d’être quelque chose. Ne fais rien – ne bouge pas – ne vends pas au rabais ton âme libre à l’aile désossée. Ne va pas jusqu’aux soldes de toi-même par peur du mal aimé – ne remplis pas à vide la coupe déjà pleine de vide – ne cherche pas à éviter les désaccords par peur de désamour, ne brade pas ton sourire. Et s’il le faut laisse tomber ta cuillère! Tu sais que tu me fais honte quand tu te comportes comme ça!

Ne bouge pas, laisse-toi être rassasié, peu importe le temps que cela prendra, laisse-toi être rassasié à l’inconditionnel du présent, sans autre que le vent vrai qui cohabite avec la souffrance et son possible au-delà. Prends toi les pieds dans le tapis s’il le faut – Etale toi de tout ton long – Et brille à l’estime de ton coeur unique et beau au milieu des affronts et des moqueries – ta place est sous la table non? –

Vous faites quoi le dimanche? moi je laisse tomber des petites cuillères sous les tables et je regarde les jambes des gens qui font des noeuds à leur mouchoir pour pas pleurer, pour se rappeler ou oublier qu’ils ont un coeur qui casse à la fêlure des mots. Le dimanche c’est la malfête à l’enfant, la veille du lundi, où on a mal au ventre, où on voudrait rester sous la table à dévorer sa madeleine de Proust mais sans les grands qui vous regardent d’un oeil sévère, de reproche à eux-même d’avoir perdu leur innocence. T’as fait tes devoirs?

Moi le dimanche je pique-nique entre les pattes des vaches et quelquefois avec mon voisin le chat, qui suis-je? Une petite fourmi sans couvert.

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