Certaines personnes, à l’évocation de la réalité de la souffrance, semblent ne pas voir de quoi il s’agit réellement. Ou alors, aussi bizarre que cela puisse paraître, la souffrance leur semble très éloignée de leur vie. Elles ont l’impression de ne pas la connaître. Si l’on en croit la première noble réalité du Bouddha, à vérifier cependant, nous sommes tous dans la souffrance.
Si le Bouddha a pris la précaution de nous le dire c’est que néanmoins nous ne la reconnaissons pas toujours. Nous ne sommes pas toujours conscient ni de souffrir ni d’ailleurs de faire souffrir. D’ailleurs cet état d’esprit est parfois entretenu par le fait de croire que méditer est ne pas avoir de problème. Je médite donc je ne souffre pas et j’affiche un sourire béat auto-satisfait qui ferme tout ce qui aurait pu, par chance de l’insu, s’ouvrir à tout, donc aussi à ce qui fait mal. Mais de quoi parles-tu wangmo? Ce n’est pas moi qui en parle c’est le Bouddha. A ton avis que veut-il dire quand il parle de réaliser le noble état de fait de la souffrance? A qui crois-tu qu’il s’adresse?
Ce point est basique et intéressant car en général ce qui motive à pratiquer, ou à chercher des solutions, dans une voie ou autre, est la conscience de souffrir, et même de devenir de plus en plus conscient de la souffrance et de ses causes, que nous résumerons ici par l’ignorance. Je ne sais pas si vous l’avez constaté mais souffrir fait mal, voire très mal, on a envie que ça s’arrête, on a envie d’en sortir, de trouver une issue, un moyen, une solution, alors on cherche, non? Encore faut-il bien chercher, je vous l’accorde. Car on a une fâcheuse tendance à reproduire la cause même qui nous a fait nous éloigner du feu en jurant du tonnerre de zeus qu’on ne nous y reprendrait plus. On a une attitude franchement pathétique à prêcher la liberté et à se laisser remettre des menottes à l’âme et aux poignets, à la première occasion. Le Bouddha, lui, l’avait bien expérimenté : la souffrance nous éveille. La nôtre et parfois encore plus celle des autres, de nos proches, par exemple. Lorsqu’il se surprit une nuit à imaginer la mort de sa femme et de son fils, touché en plein cœur, le prince Siddharta décida alors de trouver le remède à la souffrance de tous les êtres et quitta le palais et ses simulacres de bonheur. Il arrive que le destin malheureux de quelqu’un qui vous est cher bouleverse votre vie et vous mette sur une voie de sagesse.
La conscience de la souffrance nous pousse à chercher à faire les choses autrement, à nous questionner sur ce que nous n’avons pas bien vu, à être de plus en plus conscient de notre façon de fonctionner, de notre manière d’être, même de nous exprimer. Parfois d’autres voient mieux que nous comment nous allons vers la souffrance guilleret et assuré que tout est nouveau tout est beau et paf te voilà tombé encore une fois dans le trou noir dessiné sur le trottoir de ton esprit. Nous oublions. Nous sommes vite fascinés par la soi disant nouveauté. Nouvelle formule – nouvelle recette – encore plus de samsara – encore plus d’attachement – c’est bon non? Puis un jour vient le dégoût sincère, alors une plus grande acuité se lève, un vrai désir de libération devient le guide.
Nous en avons assez de créer des états d’attachement qui ressemblent à s’asseoir sur le miel d’un rasoir en léchant le miel sans se rappeler du rasoir. Trou noir, rasoir, il en faut des instruments pour couper les liens du samsara! Certes, il nous arrive d’avoir des éclairs de conscience mais que nous éludons assez vite car nous sommes toujours poussés par la marée de nos mémoires enfouies et pensées inconscientes. Or pratiquer c’est devenir de plus en plus responsable et assumer de s’occuper de nos tendances maladives et solidifiées, s’occuper de les faire venir à la conscience, de plus en plus, de les rencontrer vraiment. Nous ouvrons la porte à nos blessures, à nos croyances, à nos fonctionnements et comprenons alors ce que signifie que l’esprit est le créateur de la souffrance ou du bonheur.
Le bonheur ici signifie la joie libre d’être libéré de la souffrance ou de tendre à cela. Non le bonheur qui dépend de circonstances extérieures. Car ce bonheur là n’est que leurre au final, dépendant, constamment changeant, transitoire et influencé. Etant conscient de cela, sachant cela, comprenant profondément cela, pratiquer est être bien décidé à connaître la vraie joie qui vient de la libération de toute condition à la joie. Or la joie est concomitante à se libérer de la souffrance et de ses causes. Ce que l’on appelle dans le dharma le bonheur authentique.
Même au quotidien, dans une situation aussi banale que d’être mal assis et de sentir notre dos nous faire souffrir, ce sera la condition qui nous amènera à chercher comment mieux nous installer, comment trouver une place plus adéquate. C’est la première noble réalité : la souffrance reconnue, consciente est l’aiguillon du chemin, du changement. Elle nous fait bouger.
Lorsqu’il nous arrive une tuile sur la tête, c’est l’opportunité de regarder en soi en se demandant : Que dois-je changer? Que faire autrement? Qu’est-ce qui n’a pas fonctionné? Pour d’autres, le réflexe sera d’accuser les conditions extérieures : les autres, la société, la politique, l’environnement, etc. Mais ces conditions mêmes sont le résultat de notre attitude qui veut que nous nous occupions de notre bonheur de façon égoïste : du moment que nous pouvons satisfaire nos désirs qu’importe les autres, la planète, la pollution, etc. Ainsi la plupart du temps nous sommes devenus aveugles à la souffrance que nous générons pour nous-même et autrui. Même l’altruisme est parfois le calcul d’une bonne conscience qui se dédouane de son indifférence. Maintenant que j’ai mis mon obole dans la boîte avec mon nom dessus, est-ce que je peux aller jouer?
Voir la souffrance et ses causes et souhaiter en sortir est le vœu du cœur altruiste sincèrement soucieux du bonheur de tous. Pratiquer élargit notre conscience et dans cette fenêtre claire et ouverte apparaissent les souffrances cachées que nous acceptons d’assumer. De même, il n’y pas d’éveil du cœur sans conscience des souffrances infligées aux autres, sans prise de conscience, sans regret, sans décision de sortir de ses erreurs. Pratiquer rend responsable, non coupable. A plus grande conscience, plus grande éthique. Nous devenons plus attentifs à nos façons d’être, de parler, de nous comporter.
Il est dit de celui qui a fait le souhait de s’aider lui-même pour mieux aider les autres qu’il voit la souffrance dans ses moindres recoins, qu’il perçoit ses mécanismes comme un cheveu fin posé sur son œil de sagesse. Pour d’autres le cheveu est dans la soupe, ils l’ont avalé sans s’en rendre compte.
Etre plus conscient aide à voir vraiment ce qui est, à ne plus se laisser distraire par l’insouciance de l’ignorance. Car la vraie distraction est justement celle-ci, celle qui passe à côté sans rien voir.
Bonne pratique et bon dimanche!
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